CHAPITRE IV

 

LE ROYAL SPA HOTEL

 

1

 

Chef de la police du Middleshire, George Rydesdale était un homme calme, de taille moyenne, avec des yeux perçants embusqués sous des sourcils en broussaille. Il avait l’habitude d’écouter, avant de parler.

Pour l’instant, il écoutait l’inspecteur-détective Craddock. Craddock était maintenant officiellement chargé de l’enquête. Rydesdale l’avait, la nuit précédente, rappelé de Liverpool. Rydesdale avait très bonne opinion de Craddock. Intelligent, il avait de l’imagination et, de plus, ce que Rydesdale appréciait par-dessus tout, il savait s’imposer d’aller doucement, de vérifier les faits et les étudier un à un, sans idées préconçues, et cela jusqu’à la fin de son enquête.

— C’est l’agent Legg, monsieur, qui a pris la communication. Il semble avoir agi rapidement et avec beaucoup de présence d’esprit. Et ce n’a pas dû être facile ! Une demi-douzaine de personnes, parlant toutes ensemble avec, dans le nombre, une de ces femmes d’Europe centrale qui perdent la tête à la seule vue d’un policeman !

— Le défunt a été identifié ?

— Oui, monsieur. Rudi Scherz, de nationalité suisse, employé comme réceptionniste au Royal Spa Hotel, Medenham Wells. Si vous êtes d’accord, monsieur, je commencerai par le Royal Spa Hotel, puis j’irai à Chipping Cleghorn. Le sergent Fletcher est là-bas en ce moment. Il verra les gens des cars, puis il ira à la villa.

Rydesdale inclina la tête en signe d’assentiment.

La porte s’ouvrait.

— Entrez, Henry ! dit Rydesdale. Nous nous occupons d’une affaire qui sort un peu de l’ordinaire...

Sir Henry Clithering, ex-commissaire de Scotland Yard, avança, fronçant le sourcil. C’était un homme d’un certain âge, de haute taille et à l’allure distinguée.

— Une affaire, poursuivit Rydesdale, à laquelle un palais aussi blasé que le vôtre peut trouver du goût…

Sir Henry protesta avec indignation :

— Je n’ai jamais été blasé !

— Le dernier cri, continua Rydesdale, c’est maintenant d’annoncer les crimes qu’on va commettre. Montrez donc le journal à sir Henry, Craddock !

— Le North Benham News and Chipping Cleghorn Gazette, dit sir Henry. Ça, c’est un titre !

Il lut les quelques lignes que Craddock lui indiquait du doigt.

— Hum... Oui, c’est plutôt pas banal !

— Cette annonce, demanda Rydesdale, sait-on qui en a demandé l’insertion ?

— Par la description du personnage, monsieur, répondit Craddock, il semble bien qu’elle a été portée au journal par Rudi Scherz lui-même, mercredi.

— On ne lui a pas posé de questions ? On n’a pas trouvé ce texte-là curieux ?

— Autant qu’il me semble, monsieur, la blonde lymphatique qui reçoit les annonces ne pense pas. Elle s’est contentée de compter les mots et d’encaisser l’argent.

— Où voulait-on en venir ? demanda sir Henry.

— J’imagine, qu’on voulait réunir quelques indigènes curieux dans un lieu déterminé, à un moment bien défini, et, sous la menace d’un revolver, les soulager de leur argent et de leurs bijoux. Comme idée, ce n’était pas sans originalité.

— Chipping Cleghorn, reprit sir Henry, qu’est-ce au juste ?

— Un village, très étendu et pittoresque. Il y a un boucher, un boulanger, un épicier, un marchand d’antiquités, qui mérite une visite, et deux salons de thé. Un site touristique qui a conscience de son état. Il y a de très jolies villas : des maisons, habitées autrefois par des paysans et qui, transformées, abritent maintenant des vieilles filles ou des ménages de retraités, et des cottages dont la plupart datent de la fin du siècle dernier...

— Je vois. De vieilles toquées charmantes et des colonels hors d’âge. Il est, en effet, bien sûr qu’une annonce de ce genre a dû les amener, les narines palpitantes, au rendez-vous de six heures et demie. Je regrette bien que ma vieille toquée à moi ne soit pas par ici ! Elle se serait régalée ! Une affaire comme ça, c’est sa droite balle !

— Et qui est votre vieille toquée, à vous, Henry ? Une de vos tantes ?

— Non. C’est seulement le détective le plus subtil que Dieu ait jamais créé. Un génie naturel, qui s’est développé dans un sol favorable...

Tourné vers Craddock, il poursuivit :

— S’il y a de vieilles toquées dans ce village, mon garçon, ne les traitez pas par le mépris ! S’il s’agit d’une affaire vraiment mystérieuse, ce qui me paraît d’ailleurs assez peu probable, souvenez-vous qu’une vieille fille, uniquement préoccupée de son tricot et de son jardin, en sait plus long que n’importe quel policier ! Elle peut vous dire non pas seulement ce qui aurait pu arriver et ce qui aurait dû arriver, mais même ce qui est effectivement arrivé ! Et elle peut aussi vous expliquer pourquoi c’est arrivé !

— Je m’en souviendrai.

Son ton était très officiel et nul n’aurait pu soupçonner que Dermot Eric Craddock était le filleul de sir Henry et qu’il était dans les meilleurs termes avec son parrain.

A grands traits, Rydesdale exposa l’affaire à son ami.

— Je vous accorde, précisa-t-il enfin, qu’ils ont tous dû être là pour six heures et demie. Mais ce Suisse pouvait-il être sûr qu’ils y seraient ? D’autre part, peut-on raisonnablement supposer que ce qu’ils pouvaient porter sur eux valait d’être pris ?

— Quelques broches démodées, répondit pensivement sir Henry, un collier de perles en toc, un peu de monnaie, un gros billet ou deux, peut-être... Cette miss Blacklock avait de l’argent chez elle ?

— Quelque chose comme cinq livres, à ce que j’ai compris.

— Une misère ! s’exclama Rydesdale.

— Vous semblez incliner à penser que le type en question était surtout un cabotin, déclara sir Henry, que, dans l’affaire, ce qui l’intéressait, ce n’était pas le butin, mais le plaisir de jouer la comédie du « hold-up ». Du cinéma ?... Après tout, c’est très possible ! Comment s’est-il tué ?

Rydesdale tendit un papier à sir Henry.

— Les premières conclusions du médecin légiste. Le coup a été tiré à bout portant... mais rien ne permet de dire s’il s’agit d’un accident ou d’un suicide. Il peut s’être tué volontairement, mais il se peut aussi qu’il ait trébuché et que son revolver, qu’il tenait tout contre lui, soit parti sans qu’il l’ait voulu... Cette seconde hypothèse me semble la plus plausible...

Il se tourna vers Craddock.

— Il faudra interroger les témoins très soigneusement et veiller à ce qu’ils exposent très exactement ce qu’ils ont vu.

— Aucun d’eux n’aura vu la même chose que son voisin, grogna l’inspecteur.

— Dans ces moments-là, fit observer sir Henry, l’intéressant, ce n’est pas tellement ce que les gens ont vu, c’est aussi ce qu’ils n’ont pas vu.

— Que dit le rapport sur le revolver ?

— Marque étrangère, assez courante sur le continent. Scherz n’avait pas de port d’arme et n’avait pas déclaré son revolver en entrant en Angleterre.

 

2

 

Au Royal Spa Hotel, l’inspecteur Craddock fut conduit directement au bureau du directeur.

M. Rowlandson, un solide gaillard à l’aspect florissant, accueillit le détective avec une cordialité assez expansive.

— Nous serons heureux, inspecteur, de vous aider dans toute la mesure où nous le pourrons. Cette histoire est ahurissante. Jamais je n’aurais cru... Scherz avait l’air d’un garçon très ordinaire, assez gentil même... Jamais je n’aurais pensé...

— Depuis combien de temps était-il chez vous, monsieur Rowlandson ?

— Je viens de le vérifier. Un peu plus de trois mois. Excellentes références, permis de travail, etc.

— Il vous donnait satisfaction ?

— Tout à fait.

La réponse n’était venue qu’après une très légère hésitation. Craddock, à qui la chose n’échappa pas, appliqua sa tactique habituelle en pareille circonstance.

— Non, non, monsieur Rowlandson, ce ne doit pas être tout à fait ça. Qu’aviez-vous à lui reprocher ?

— C’est que, justement, je n’en sais rien !

— Mais vous avez bien eu l’impression que quelque chose clochait ?

— Mon Dieu... oui ! Seulement, je ne saurais formuler contre ce Scherz aucun grief précis. Il ne s’agit que d’impressions et je ne voudrais pas que, plus tard, on puisse tirer argument contre moi de ce que je pourrais avoir dit aujourd’hui.

— Je vous comprends fort bien et je tiens à vous rassurer. Vous n’avez rien à craindre de ce côté-là. Ce que je voudrais, pour le moment, c’est savoir à peu près à quoi ressemblait ce Scherz. Vous le suspectiez de se livrer à un trafic quelconque. Lequel ?

— A différentes reprises, nous avons eu avec lui quelques difficultés au service comptable. Il avait porté sur ses notes des chiffres que rien ne justifiait.

— Vous voulez dire qu’il vous a semblé qu’il avait compté à des clients des dépenses qu’ils n’avaient pas faites et que, lors du règlement, il empochait la différence ?

— Quelque chose dans ce genre-là, oui... En mettant les choses au mieux, il s’était montré bien léger, car, deux ou trois fois, il s’agissait de sommes assez importantes. J’ai demandé aux comptables de procéder à certaines vérifications, car j’étais persuadé que le bonhomme ne valait pas cher, mais je dois avouer qu’elles n’ont rien donné : il y avait, çà et là, des erreurs, les comptes étaient faits selon des méthodes peu orthodoxes, mais à la sortie, on ne pouvait rien leur reprocher. J’en ai conclu que je m’étais trompé.

— Et que serait-il arrivé s’il en avait été autrement ? Supposons que Scherz ait, de temps en temps, détourné de petites sommes. Il aurait pu, j’imagine, rembourser.

— Oui, à condition d’avoir l’argent... Seulement, les gens qui opèrent ainsi de menus larcins sont généralement de ceux qui n’ont jamais un sou, justement parce qu’ils dépensent un argent qu’ils n’ont pas.

— De sorte que, s’il avait été dans l’obligation de rembourser cet argent, il lui aurait bien fallu se le procurer d’une façon ou d’une autre. Par exemple, par un hold-up ?

— Peut-être. Je me demande s’il en était à son coup d’essai...

— C’est bien possible. En tout cas, c’était du travail d’amateur. Cet argent, en admettant qu’il en ait eu besoin, pouvait-il l’emprunter à quelqu’un ? Y avait-il une femme dans sa vie ?

— Oui, une des serveuses du restaurant : Myrna Harris.

— J’ai idée que je vais aller bavarder avec elle.

 

3

 

Myrna Harris était une jolie rousse, au nez retroussé, visiblement très ennuyée – et un peu inquiète – d’être obligée de s’entretenir avec un policier.

— Moi, monsieur, déclara-t-elle catégoriquement à Craddock, je ne sais rien du tout ! Rien de rien ! Si je m’étais doutée que Rudi était un type comme ça, je ne serais pas sortie avec lui. Mais, voyant qu’il travaillait à la réception, je pensais que c’était un jeune homme correct. La vérité, c’est que la direction bien inspirée devrait faire plus attention quand elle engage des gens, et surtout des étrangers... Probable qu’il faisait partie d’une bande ?

— Nous croyons plutôt qu’il travaillait seul.

— Non ?... On n’aurait jamais cru ça de lui ! Pourtant, quand on y réfléchit, il y avait bien eu quelques petites choses qui avaient disparu. Une broche en diamant et un médaillon en or... Mais je n’aurais jamais pensé que ce pouvait être lui !

— Évidemment !... Personne ne pouvait se méfier. Vous le connaissiez assez bien ?

— Assez... mais je n’irais pas jusqu’à dire que je le connaissais bien.

— Disons que vous n’étiez pas mal ensemble !

— C’est ça ! Nous étions de bons camarades. Rien de sérieux, bien entendu. Avec les étrangers, je me tiens toujours sur mes gardes. Rudi était très hâbleur, mais je faisais la part des choses...

Craddock nota le mot.

— Très hâbleur ? Voilà, miss Harris, qui me paraît très intéressant et vous êtes pour nous une collaboratrice précieuse. Qu’est-ce qu’il racontait ?

— Il disait que sa famille, qui vivait en Suisse, était très riche et très considérée. Il expliquait que, s’il était toujours fauché c’était à cause de la réglementation des échanges internationaux, qui empêchait ses parents de lui envoyer de l’argent. C’était possible... mais ses affaires n’étaient pas tellement épatantes ! Je parle de ses vêtements. Ils manquaient de chic. Quant à ses histoires, on avait l’impression que c’était du boniment. Il racontait qu’il avait fait des ascensions dans les Alpes et sauvé un homme qui allait tomber dans un précipice... Et, quand nous sommes allés ensemble au gouffre de Boulter, il a failli tourner de l’œil ! Alors, les Alpes, vous vous rendez compte ?

— Vous êtes sortie souvent avec lui ?

— Mon Dieu... oui... assez souvent ! Il était très bien élevé, n’est-ce pas ? Et, avec une femme, il savait se conduire. Au cinéma, il prenait toujours les meilleures places. Il m’envoyait des fleurs. Et puis, il dansait magnifiquement...

— Vous a-t-il jamais parlé de miss Blacklock ?

— Une cliente qui prend de temps en temps ses repas ici et qui a même séjourné à l’hôtel ? Je ne crois pas. Je ne savais même pas qu’il la connaissait.

— Et vous a-t-il quelquefois parlé de Chipping Cleghorn ?

Craddock crut discerner un peu de gêne dans le regard de la jeune femme, mais il n’aurait pu affirmer qu’il ne se trompait pas.

— Je ne crois pas. Il me semble qu’une fois il m’a demandé un renseignement sur l’heure des cars, mais je ne me souviens pas s’il s’agissait de ceux qui vont à Chipping Cleghorn ou de ceux d’une autre ligne. C’était il y a longtemps...